Éduquer sans sanctionner ? Les malentendus de l’éducation positive
Eirick Prairat, Université de Lorraine
Comment réagir face aux caprices et aux actes de désobéissance d’un jeune enfant ? L’envoyer dans sa chambre pour le punir, est-ce être trop strict ou cela revient-il à lui fixer des limites nécessaires ? En ce printemps 2023, psychologues et familles se divisent de nouveau sur ces questions, ravivant le débat autour d’une éducation sans contrainte et sans sanction, ou « positive » – un idéal qui pourrait recouvrir de douces et dangereuses illusions.
Nul ne contestera qu’il fallait débarrasser le processus éducatif de toute violence physique et psychologique. La brutalité éducative des siècles passés fait froid dans le dos. De la férule au bonnet d’âne, du pensum au cachot, la liste des pratiques punitives déployées est terrible et presque infinie, comme l’a montré le Dictionnaire du fouet et de la fessée récemment publié aux Presses universitaires de France. Le monde de la littérature n’a pas manqué de se faire l’écho de ces dérives. Pensons à Balzac dans Louis Lambert, à Jules Vallès dans L’Enfant ou encore à Paul Verlaine dans Mes prisons.
Cependant, bannir toute forme de violence ne revient pas à condamner l’autorité. La contrainte a ses vertus, la sanction aussi. Il est étonnant dans ce débat de voir comment l’histoire éducative est souvent falsifiée, voire tout simplement oubliée.
L’école sans contrainte : l’échec d’une utopie
Rappelons qu’une école sans contrainte et sans sanction a déjà existé, à travers l’expérience des maîtres-camarades de Hambourg, dans les années 1920. « Dès les premiers jours, les maîtres annoncèrent à leurs élèves qu’il n’existait plus de punition ni de sanction, qu’il ne serait plus question d’interdiction ou d’un règlement quelconque qui pourrait les gêner dans leur usage de leur pleine liberté », écrit Jakob Robert Schmid qui rapporte cette étonnante expérience dans Le maître-camarade et la pédagogie libertaire.
Les maîtres de Hambourg pensaient que seule la liberté, entendue comme absence de contrainte, pouvait faire émerger les trésors de l’enfance. Les maîtres ne voulaient plus être des maîtres : « Nous voulons enfin commencer à vivre fraternellement avec les enfants de l’école : nous voulons vivre avec eux en vrais camarades. »
Cette expérience a incarné dans sa forme la plus radicale l’utopie d’un espace éducatif expurgé de toute forme de contrainte. Celle-ci s’est terminée par un retentissant échec, d’autant plus amer que, pendant plus de dix ans, ces maîtres novateurs ont fait preuve d’un enthousiasme peu commun. Zeidler, un des inspirateurs, dut reconnaître non sans tristesse que
« partout où l’on se laissa guider par une confiance sans bornes dans le tact des enfants, dans leur force de volonté, dans leur persévérance, dans la sûreté de leur instinct et dans la tolérance des individus à former une communauté […], on vit se former des bandes d’indisciplinés ».
Ne nous trompons pas, l’enfant a besoin d’être guidé et parfois contraint. Freud le dit, on ne peut plus clairement, dans ses Nouvelles conférences : « Lui donner la liberté de suivre toutes ses impulsions est impossible. Ce serait une expérience très instructive pour les psychologues, mais les parents n’y pourraient pas tenir et les enfants eux-mêmes subiraient de graves dommages ». Le travail éducatif appelle surtout à encourager, soutenir, valoriser, mais il ne peut se passer d’interdiction.
La portée éducative de la sanction
Les adeptes de l’idéologie du ni-ni (ni contrainte ni sanction) se réfèrent souvent pour étayer leur thèse à des expériences éducatives qui, contrairement à ce qu’ils peuvent dire, n’ont jamais banni la sanction. L’école de Iasnaïa Poliana, ouverte par Tolstoï en 1859 pour quelques petites années, et qui est souvent citée comme modèle avait en fait recours à l’exclusion et à la privation.
Maria Montessori est également convoquée. Or la Casa dei Bambini, qui rassemblait de très jeunes enfants, mentionne dans son règlement intérieur de 1913, que seront expulsés de l’école les « indisciplinés » et les enfants « négligés et sales ». Il y avait aussi des sanctions à Summerhill, l’école fondée en 1921 par le pédagogue écossais Alexander Neill, et qui se voulait un lieu libre. Or, qu’y découvre-t-on ?Des sanctions comme l’amende, l’avertissement, la corvée y étaient distribuées… par d’autres enfants érigés en tribunal. Le progressisme n’est pas toujours là où on le pense.
D’une manière générale, les écoles qui ont prétendu faire l’économie de toute sanction sont souvent des écoles qui ont accueilli des effectifs restreints, voire choisis, contrevenant ainsi au principe d’hospitalité. Ce sont aussi des écoles qui ont caché leurs pratiques punitives sous de prétendues sanctions « naturelles ». Ce sont enfin – chose qui n’est guère admissible – des écoles où les adultes se sont débarrassés du droit de punir pour le léguer aux enfants, comme ce fut le cas dans la célèbre école de Summerhill.
Les perspectives les plus novatrices ne sont pas celles qui ont tenté d’évincer la réalité de la sanction mais celles qui se sont attachées à lui donner une portée éducative. Elles ont notamment montré qu’une sanction éducative poursuit toujours une triple fin : réaffirmer une règle partagée, responsabiliser un jeune en train de grandir et lui signifier une limite. Elles ont également montré qu’une sanction éducative pouvait prendre une forme privative.
La sanction éducative est suspensive, elle suspend momentanément un droit, un pouvoir. Elle rétrécit, un instant, le champ des possibles et des opportunités. D’une phrase, elle réduit momentanément la puissance du sujet. « Je ne t’adresserai plus la parole car tu n’as pas arrêté cet après-midi de dire des choses désagréables ». « J’arrête de t’aider car, de ton côté, tu ne fais pas ce que tu dois faire, tu ne respectes pas le contrat ». « Retourne à ta place, tu pourras nous rejoindre quand tu auras vraiment envie de travailler et de t’impliquer ».
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Arrêtons de penser la sanction comme une peine, ce n’est plus à l’ordre du jour, la page est tournée. La sanction n’est pas là pour faire mal mais pour faire sens. Elle peut aussi, dans certaines circonstances, prendre une forme restaurative. « Tu as sali ce mur, tu vas maintenant le laver » ; « Tu n’arrêtes pas d’embêter le petit Paul, tu vas lui montrer ce que c’est que d’être grand, et tu vas l’aider à faire ses devoirs jusqu’à la fin de la semaine ». Réparer, c’est certes réparer quelque chose, c’est aussi et surtout réparer à quelqu’un.
La règle, contrainte et garantie de droits
L’idéologie du ni-ni revient aujourd’hui au galop avec l’éducation positive. Comme l’a bien vu Denis Jeffrey, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Laval, on commence par taire et par renommer. On joue sur les mots à défaut de faire œuvre de pensée : « L’enseignant devient un accompagnateur ou un facilitateur, la règle une attente, la punition une conséquence ».
Assumons les mots : un enseignant enseigne, une règle est une règle. Peut-être est-il bon de rappeler qu’il y a trois lignes de sens dans l’idée de règle :
- Qui dit règle dit régularité. Une règle est ce qui revient de manière régulière, en ce sens elle est prévisible ;
- Issue du latin « regere » (diriger), la règle contraint ;
- Enfin, ne l’oublions pas, elle garantit des droits. Éduquer n’est pas imaginer des stratagèmes pour dissimuler les règles sociales sous de prétendues contraintes naturelles, comme le suggère Rousseau dans l’Émile ; éduquer consiste à faire passer l’enfant d’une conception religieuse de la règle à une conception juridique, de Thémis à Nomos.
Car la conception première est toujours religieuse. La règle est inévitablement appréhendée par l’enfant comme une instance transcendante (extérieure) et immuable. Elle est vécue comme une limite à ses projets, à ses désirs et à ses envies. Impressionnante et intimidante, elle incite, aussi paradoxale que cela puisse paraître, au jeu et à la transgression.
Grandir, c’est s’ouvrir à une conception juridique qui enferme trois caractéristiques sensiblement différentes. L’enfant comprend qu’on peut participer à la construction de la règle. Certes, une fois élaborée, elle accède à une forme de transcendance, mais cette transcendance est seconde. Elle est aussi modifiable : on peut la changer, l’améliorer, l’adapter. La règle est alors vécue moins comme une limite que comme un lien. Elle nous relie en exigeant les mêmes devoirs et en garantissant les mêmes droits. Le cœur du travail éducatif est précisément de faire entrer chaque enfant dans ce rapport apaisé et intelligent à la règle.
Plus fondamentalement, comment ne pas voir que, dans le procès éducatif, la contrainte a toute sa place. Disons-le déjà, elle n’est pas la violence. Elle apparaît de manière immédiate comme négative, mais elle enferme une positivité car elle est invitation à devenir autre. Quand elle est devenue autocontrainte, elle est conservée tout en étant dépassée car la capacité à s’autocontraindre offre la capacité à se rendre disponible. La contrainte ne me contraint plus, elle me libère car « la vraie liberté, comme le disait Montaigne, c’est de pouvoir toute chose sur soi ».
Eirick Prairat, Professeur de Philosophie de l’éducation, membre de l’Institut universitaire de France (IUF), Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.