Après les explosions urbaines de Novembre 2005, j’actais ma démission de la Protection Judiciaire de la Jeunesse avec une Lettre Ouverte1 qui dénonçait tant la pente glissante du tout – sécuritaire que les nouvelles méthodes de gestion publique, qui mettaient à mal le devenir des adolescents qui nous étaient confiés. Il n’y avait plus alors qu’à dresser des murs pour enfants à dresser , et à répondre à la pression de la violence, par la violence de la seule ré-pression.
18 ans plus tard, nous assistons à la répétition d’un embrasement de masse. La révolte collective devant l’assassinat d’un des leurs, tué à bout portant par un policier, s’est faite hémorragique, torrentielle, libérant des rages incontrôlées . De même que les forêts asséchées s’embrasent, de même il aura suffi d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres d’une colère qui s’est accumulée au fil des années. Pulsion d’emprise et fureur de vivre les accule, jusqu’à l’instant-catastrophe, où tel un boulet, hors de tout compromis symptomatique, leur corps déboule dans la cité. Aveugle et sourde, leur rage incendiaire a témoigné des ravages d’une politique, elle aussi, aveugle et sourde aux impasses de vie. Aussi inqualifiables et contre-productives fussent elles , les flambées de haine mettent le projecteur sur la spirale de mal-être qui traverse une génération en perdition. Quand l’Etat questionnera-t-il enfin ces émeutes urbaines comme symptôme d’un ratage sociétal en profondeur ?
Confronté à un embrasement adolescent, bruyant, mais muet et sans adresse, le monde entier, ahuri, s’interroge : mais que veulent-ils donc? Qui sont-ils, ces jeunes « ensauvagés » des cités ? A la Une des médias, encouragés par le regard fasciné des spectateurs, ils jouissent d’exister enfin aux yeux du monde entier, eux les inconnus, les laissés-pour compte, les exclus d’une société d’abondance, pris par le vertige de la consommation. Enfants de la paupérisation et de la discrimination, enfants de l’exil des parents, ils ont traversé leur vie sur fond de disqualification de leurs parents, sacrifiés du système, délégitimés par le social, déboulonnés de leur fonction , aussi peinent-ils à s’inscrire dans un pays d’accueil qui a « racisé » leurs parents. Sous l’emprise de blessures muettes et de traumas oubliés, qui s’accumulent au fil des générations, les enfants se font alors acteurs d’un refoulé, qui fait retour explosif sur la scène du social. Ils usent et abusent du passage en force pour ne pas s’effondrer.
La désintégration du lien familial et social livre ces adolescents à l’emprise des identifications de masse, tandis que la dé-liaison psychique laisse la voie libre à la déflagration des pulsions. D’avoir été livré à lui-même, l’enfant sans contrainte est devenu adolescent sous contrainte, livré à la poussée endogène d’une excitation pulsionnelle qui le déborde…Sans assise symbolique devant les enjeux du sexuel, il peine à endosser psychiquement son corps sexué, à canaliser ces pulsions qui font retour comme une déferlante, une déferlante sous pression qui fait reculer le temps de la dépression
Dans le no-man’s-land d’un monde qui ne fait ni lien, ni lieu pour eux, ils sont devenus funambules de l’entre-deux cultures, errant dans l’impasse de leur passé et de leur devenir. Ils s’arrachent d’une double référence pour n’en trahir aucune, à moins qu’ils n’y collent jusqu’à se radicaliser. A l’idéologie de la lutte des classes, s’est substituée une ligne de partition qui se rétracte sur l’Origine, pleine et massive, exclusive et excluante.
Génération sacrifiée sur l’autel d’un supermarché d’abondance, abandonnée aux illusions de la religion du Marché, ils affichent l’Avoir pour colmater les failles de l’Etre. Ils marquent leur territoire d’une traînée de poudre, trace de leur existence, à la mesure de leur vécu d’inexistence. Jusqu’à ce que la déferlante de haine ne les embrase et qu’ils n’embrasent la Cité, engloutis dans le maëlstrom de leur violence. Leur révolte est à corps perdu, sans appel, en-deça de l’appel. Qui appeler dans un monde sans queue ni tête, un monde de l’immédiateté, un monde bouché? Plus que portes-paroles, ils sont les portes-cris d’une présence au monde sans fondation et sans horizon, sans projets et sans passé, aspirés par une spirale de jouissance destructrice. Derniers maillons d’une chaîne de dommages psychiques et physiques qui s’écrivent à corps brut, ils ne trouvent à décharger leurs tensions, qu’en « pétant les plombs » .
A l’échec des apprentissages précoces (lire, compter, écrire) va s’enchaîner le refus scolaire, puis la dépression, dont la forme infantile d’agitation anxieuse échouera à être repérée comme souffrance psychique, mais traitée et mal-traitée comme TDAH à médicamenter. La souffrance inentendue, ravalée à des troubles du comportement, devient alors ingérable jusqu’à l’exclusion Leur violence destructrice et suicidaire apparait comme l’autre face d’une dépression enkystée, à laquelle ils n’ont plus accès. Les trous de la transmission les empêchent de se saisir des dispositifs d’intégration, vécus comme symboles de leur oppression. Les dispositifs à inclure sont rejetés en bloc comme machines à exclure. Ils incendient, sans distinction les outils de leur émancipation, devenus instruments de leur persécution : centres culturels de loisirs, gymnases, crèches, bus, école. Parce qu’ils croient n’avoir rien à perdre, ils espèrent gagner autrement, sans savoir qu’en brûlant leurs cartouches, c’est leur vie qu’ils brûlent. Ca flambe au dehors, mais l’incendie est interne, pulsionnel. Tels des papillons fascinés par les lumières du monde, ils se crashent dans une fuite en avant maniaque pour ne pas se mélancoliser dans les ténèbres de notre temps.
Face à un jeune qui s’enfonce dans le cycle de la violence et de l’échec, il importe de savoir le prendre en compte judiciairement, mais aussi psychiquement, lui signifier qu’il compte, qu’il est comptable de ses actes, mais aussi qu’il a des comptes à rendre, qu’il y est pour quelque chose quant à la place de sa responsabilité dans son « destin ». Là où ces jeunes sont dé-bordés par leurs pulsions adolescentes, il s’agit de faire bord, non par des murs de prison, mais bord symbolique, dans la relance d’une transmission gelée, pour donner sens et valeur à une histoire démantelée..S’ils ont à répondre de leur acte devant un Juge, au nom de la loi, la sanction ne peut trouver sa portée structurante, qu’à s’appuyer sur ce point nodal d’un dispositif qui amène à répondre de la position de Sujet de son acte . Loin du sécuritaire et du tout-répressif, là où le passage à l’acte est une forme d’évacuation de l’angoisse, la mise au travail psychique dans le cadre de la procédure judiciaire, est ce qui devrait relancer un processus de pensée qui s’est gelé, pour que pour que l’explosion pulsionnelle se parle et se transforme en récit .
Traiter du devenir des perdants de notre monde dérégulé ne peut se faire sans traiter du passé, une histoire bousculée au sein de l’Histoire, prise dans le contexte d’un nouvel ordre mondial. Autant hyperconnectés que déconnectés de leur histoire intime et de l’Histoire , exilés du tissu de vie qui les porte, ils errent en électron libre dans un présent bouché sur fond de passé écroulé, une liberté dont ils payent le prix fort, celui de ne rien devoir à personne et de n’être rien pour quiconque. Maillons inutiles, désenchaînés, dégagés de toute dette, habités d’un vide sidéral, il ne leur reste plus qu’à crier dans le désert leur rage et leur ressentiment. Si la haine est l’affect qui témoigne de ce qui en eux veut vivre et survivre aux béances d’un narcissisme sinistré, nous avons à travailler avec leur désir de vivre, serait-il rage de vivre, nous appuyer sur cette fureur de vivre pour que se génèrent des paroles là où le corps exulte, pour que la violence se transcrive en d’autres écritures
Ces jeunes sont les produits d’une idéologie dominante sans éthique qui a tissé sa toile en infiltrant toutes les sphères de l’existence et en colonisant les esprits . Dans les coulisses de la croissance , nourris aux mamelles d’une mécanique néo-libérale décomplexée , le démantèlement de l’Etat régulateur et le détricotage du tissu social les a laissés sans accroche et en errance au dessus de l’abîme . Si « la nouvelle raison du monde » s’ordonne autour de la sacro-sainte croissance et de son revers refoulé de dénuement, le reflux de violence est l’autre versant de la rationalité économique et technocratique, la face cachée d’une globalisation qui accouche des naufragés du monde contemporain. Les « ensauvagés » des cités, ne sont-ils pas les miroirs de l’ensauvagement du monde ?
Danièle Epstein, Psychanalyste, ex psychologue à la PJJ
Auteur de:
Dérives adolescentes, de la délinquance au djihadisme, ed érès, 2016
Les enfants naufragés du néo-libéralisme, ed érès, 2021
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