Les jeunes générations jouent davantage des identités de genre. Une pratique qui reste très minoritaire mais se heurte bien souvent à l’incompréhension ou au rejet.
Article du Monde
Non-binaire, « gender fluid », « agenre », trans… dans les lycées et sur les réseaux sociaux, de plus en plus de jeunes gens se définissent en dehors de la dichotomie fille-garçon majoritaire. Les professionnels, intervenants scolaires, qui côtoient les adolescents le disent : ces dernières années, ils sont bien davantage confrontés à de telles situations – qui restent très minoritaires. En février, à Albi, un lycéen qui se rendait en classe avec du fard à paupières et des chaussures à talons a ainsi défrayé la chronique. Son apparence a déplu à une mère d’élève du collège de son groupe scolaire, qui s’est ensuite plainte à l’établissement.
Le lycée a réagi en demandant à Alexis d’être « un peu moins maquillé par rapport à ce jeune public », a expliqué la principale du lycée Bellevue sur France 3. Trouvant la situation « aberrante », le jeune homme a partagé son histoire, et son visage, sur les réseaux sociaux. Quelques jours plus tard, ses camarades, filles comme garçons, ont exprimé leur solidarité en se maquillant eux aussi pour aller en cours.
Autre scène, à plusieurs milliers de kilomètres d’Albi, le 18 mai. Coiffé d’une longue perruque blonde et d’un costume blanc brillant, Bilal Hassani, candidat français à l’Eurovision, chante « Je suis pas dans les codes, ça dérange beaucoup (…) ce qu’on est, on ne l’a pas choisi ». Le jeune homme, qui assume à la fois son homosexualité, le port de perruques et de maquillage, a reçu un torrent d’insultes sur les réseaux sociaux depuis qu’il a accédé à une certaine notoriété.
« Entre deux identités de genre »
Brouiller les pistes, se jouer des normes, au risque de choquer une société largement construite sur la division en deux catégories, femelle et mâle. Sans se connaître, ces deux jeunes gens illustrent chacun un phénomène de plus en plus visible et médiatisé, qui bouleverse les représentations traditionnelles du masculin et du féminin. Davantage que leurs aînés, dont certains ont grandi dans une société où l’homosexualité était pénalement répréhensible (jusqu’en 1982), les jeunes générations revendiquent aujourd’hui une identité qui prend des formes multiples, même si cela ne va toujours pas sans douleur.
L’adolescence, cette période où l’on cherche son identité, s’accommode bien de ce foisonnement rendu visible par l’émergence de tout un vocabulaire, venu du monde anglo-saxon, notamment repris par les associations LGBT et accessible sur les réseaux sociaux. Qu’ils se disent transgenres, non-binaires, « gender fluid », « pour les adolescents aujourd’hui, tout est possible. Ce n’est plus aussi évident qu’on est soit garçon soit fille », résume Alix Teffo-Sanchez, professeure dans le secondaire, qui a entrepris une thèse de géographie sociale sur la construction de l’identité à travers la perception du genre.
Le témoignage de Raphaell le démontre. Ce lycéen de Charente-Maritime a choisi tout récemment ce prénom. Il a aussi décidé qu’il voulait désormais qu’on le « genre au féminin ». La lycéenne, donc, explique se sentir « perdue entre deux identités de genre ». « Je ne me sens ni garçon ni fille, précise-t-elle. Non-binaire, c’est encore le plus simple. » Elle qui ne s’est jamais sentie en phase avec son « assignation masculine » a découvert ce terme en militant, au sein de la Coordination nationale lycéenne.
« J’ai rencontré une autre personne non binaire, je me suis rendu compte qu’on vivait exactement la même chose. » A savoir, explique Raphaell, « une dysphorie. Ça veut dire le malaise causé par la différence entre le genre qu’on ressent et celui que nous renvoient les autres ». Y remédier peut passer par le choix d’un nouveau prénom, d’un pronom sans rapport avec son sexe biologique, masculin, féminin, ou neutre (« iel », « ul »), par un travail sur son apparence, allant jusqu’à une transition dans le cas des transgenres.
Risque d’être discriminé
Sacha, également au lycée, se sent « ni tout à fait fille ni tout à fait garçon ». « Gender fluid » lui paraît être le terme qui correspond le mieux à son cas. Pour l’instant, il n’en a parlé qu’à ses amis les plus proches, qui n’ont émis aucune objection. Mais de telles pratiques, qui restent très minoritaires, se heurtent bien souvent à l’incompréhension ou au rejet.
Dans notre société, rappelle Marie Buscatto, professeure de sociologie à l’université Paris-I et auteure de Sociologies du genre (Armand Colin, 228 p., 17,90 €), « quand on regarde les enquêtes sur les adolescents, on se rend compte qu’on est toujours très majoritairement dans des pratiques très normées, malgré une plus grande ouverture de notre société et la conquête de droits pour les personnes LGBT. La construction de la féminité pour les filles et de la masculinité pour les garçons reste au cœur du fonctionnement social ». En dévier, c’est donc prendre le risque d’être discriminé, prévient-elle.
Pour les jeunes que nous avons rencontrés, à cet égard, le monde des adultes est vécu comme particulièrement hostile. « La première chose que mes parents ont faite quand je leur en ai parlé, c’est de me prendre rendez-vous chez un psy », se désole Raphaell. Le sociologue Arnaud Alessandrin, cofondateur de l’Observatoire des transidentités, ne s’en étonne guère. « Bien souvent, les mineurs transgenres restent, encore aujourd’hui, renvoyés à des consultations psychiatriques quand ils expriment leur souhait de changer de genre », constate-t-il, déplorant « un climat scolaire souvent très dégradé ». « Présenter sa carte de cantine, aller aux toilettes, se retrouver dans les vestiaires sont autant de violences peu prises en compte. »
« De nouvelles normes »
Charline Debarre, animatrice au Planning familial, intervient depuis trois ans dans les établissements scolaires. Lors de ces ateliers, elle constate que « les jeunes sont beaucoup plus sensibilisés à ces questions de genre, ils grandissent avec de nouvelles normes ». Or, « c’est différent pour les générations plus âgées, qui se sont construites avec d’autres représentations », pointe-t-elle. Elle plaide pour une meilleure formation des équipes pédagogiques, bien souvent décontenancées face à des élèves qui revendiquent un statut différent de celui qui apparaît sur leur carte d’identité.
« Les institutions ou les personnes qui détiennent l’autorité posent souvent problème », confirme Antonin Le Mée. Président de la fédération LGBTI+, il a exposé en 2016, lors d’une conférence TedX, son quotidien de « non-binaire ». Pour lui, les premières vraies difficultés commencent souvent à l’entrée dans l’âge adulte. Il confie :
« Chercher un appartement, prendre rendez-vous chez un banquier sont des épreuves quand votre apparence ne correspond pas au sexe assigné à votre naissance. Cela peut conduire certains à faire des concessions, sur leur prénom, le pronom qu’ils souhaiteraient voir utiliser, leur apparence. Beaucoup adoptent des stratégies de cloisonnement entre vie privée et vie professionnelle. »
Pour Raphaell, les difficultés n’ont pas attendu ses premiers pas vers l’autonomie. Peu de temps après notre échange, elle nous a envoyé ce texto : « Ma mère vient de me dire qu’elle ne me genrerait jamais au féminin, d’arrêter mon délire… C’est aussi ça, la transidentité. »
Plusieurs termes donnent un aperçu de la palette des identités de genre.
Cisgenre : Personne en accord avec le genre qui lui a été assigné à la naissance, à partir de son sexe biologique.
Transgenre : Personne se reconnaissant dans le genre opposé à son sexe biologique.
Non-binaire : Personne qui ne se reconnaît pas dans le genre qui lui a été assigné à la naissance, mais pas entièrement dans le genre opposé. Se situe en dehors des normes du féminin et du masculin.
Agenre : Personne qui ne se reconnaît dans aucune identité de genre. Variation de la non-binarité.
Gender fluid : Personne dont le genre varie au cours du temps.